Manifestations paysannes en Europe: causes, boucs émissaires et profiteurs

Les paysannes et paysans de Suisse et d’Europe sont à juste titre en colère. Ils subissent une forte pression économique et sont en même temps confrontés à des exigences croissantes. L’origine de cette situation ne réside toutefois pas dans de nouvelles exigences environnementales, mais dans une politique agricole qui a échoué depuis des décennies. Voir désormais des protestations contre les profiteurs du système agricole actuel donne de l’espoir. Une contribution d’invité de Kilian Baumann.

Photo: mahlersilvan.ch

En Suisse et partout en Europe, l’agriculture est soumise à une pression énorme: une forte pression sur les prix, des charges administratives toujours plus lourdes et, de surcroît, des exigences croissantes et contradictoires de la politique et de la société, mettent les exploitations agricoles de plus en plus à rude épreuve. Le désespoir face à ces dysfonctionnements se transforme en colère et pousse les agricultrices et agriculteurs à descendre dans la rue. L’année dernière aux Pays-Bas, récemment en Allemagne et maintenant en France, en Belgique et en Italie: ils manifestent partout bruyamment et bloquent les centres-villes, les ports et les autoroutes avec leurs tracteurs. La frustration et la colère des agricultrices et des agriculteurs sont compréhensibles. Mais contrairement à ce que l’on prétend volontiers, l’origine de la situation ne réside pas dans de nouvelles exigences en matière de protection de l’environnement. Au contraire: celles-ci sont nécessaires d’urgence si nous voulons préserver nos ressources naturelles afin de garantir à l’avenir la production de denrées alimentaires.

L’agriculture industrielle atteint ses limites

La cause de ces dysfonctionnements de notre système agricole et alimentaire réside dans une politique agricole qui a échoué depuis des décennies. La politique agricole de Suisse et de l’Union européenne ne suit depuis longtemps plus qu’une seule direction: produire toujours plus grand, toujours plus intensivement, toujours en plus grandes quantités. C’est ce qui est considéré comme exemplaire et moderne et donc encouragé par l’État. Pourtant, ces dernières années, il est apparu de plus en plus clairement que cette agriculture industrielle menait à une impasse. Les conséquences négatives de la production intensive sont de plus en plus perceptibles. Les excédents d’azote dus aux grandes quantités d’engrais minéraux et aux effectifs élevés d’animaux de rente polluent les nappes phréatiques et l’eau potable. La disparition des espèces dues à la perte d’habitats et à la pollution des écosystèmes restants par les pesticides et les nitrates a pris des proportions inquiétantes. L’utilisation intensive d’antibiotiques conduit à des résistances et, d’une manière générale, il n’y a que peu de place pour les préoccupations liées au bien-être des animaux dans une agriculture industrielle.

«Croître ou disparaître»: l’escalade vers le haut mène à une impasse

Les prix à la production toujours plus bas que paient le commerce de détail et l’industrie de transformation pour les produits agricoles entraînent une intensification toujours plus grande de la production. Cette dernière est liée à long terme à des investissements dans des moyens de production gourmands en capital tels que davantage de terres, de nouvelles étables ou des machines plus grandes. Les fermes plus petites qui ne peuvent pas suivre cette escalade vers le haut doivent fermer leurs portes et abandonner l’exploitation. Les terres agricoles abandonnées sont alors reprises par de grandes exploitations qui produisent ensuite de manière encore plus intensive, et le cercle vicieux continue. Les exploitations agricoles sont soumises à une pression économique et se retrouvent le dos au mur. Elles sont prisonnières d’un système qui les oblige à continuer de croître et d’intensifier la production. Mais malgré des investissements importants et tous les développement et les tentatives, les exploitations ne parviennent pas à se sortir du marasme économique. Car à l’exception de quelques grandes exploitations, les véritables bénéficiaires de ce système ne sont pas les paysannes et les paysans, mais les grands groupes des secteurs situés en amont et en aval.

Les bénéfices engraissent ceux qui gravitent autour de l’agriculture

Les profiteurs de cette politique agricole malavisée sont les commerces de détail et l’industrie de transformation, qui tirent toujours plus vers le bas les prix à la production des biens agricoles, tout en se taillant la part du lion avec leurs propres marges. Et bien sûr, les multinationales agroalimentaires profitent de cette évolution car plus la production est intensive, plus leurs bénéfices provenant du commerce d’engrais, d’aliments pour animaux, de pesticides et de machines agricoles sont importants. Ces milieux n’ont par conséquent aucun intérêt à une agriculture durable, qui profiterait à l’environnement, aux animaux et à l’ensemble de la société, mais aussi et surtout aux paysannes et aux paysans.

Une politique agricole en faveur des multinationales

Cette politique agricole malavisée est également soutenue et encouragée par les organisations paysannes et les nombreux politiciens «paysans». Ceux-ci se présentent volontiers comme les défenseurs des intérêts paysans, mais leur affiliation et leurs liens étroits avec les grands groupes agricoles, les transformateurs et les détaillants sont trop évidents. Ainsi sur les quarante membres de la «Conférence des parlementaires paysans» organisée par l’Union suisse des paysans, on dénombre plus de 200 mandats dans des conseils d’administration, des comités et des directions de détaillants, de transformateurs, de groupes agricoles et d’associations de ces branches. Un quart des membres n’est pas originaire du milieu rural, mais a seulement des mandats qui y sont liés. L’alliance «d’argent et de lisier» de l’Union suisse des paysans avec les associations économiques prive au final ces politiciennes et politiciens «paysans» de leur dernière liberté d’action. La prise de position de l’Union suisse des paysans contre une 13e rente AVS en est une parfaite illustration, alors que les paysans – et surtout les paysannes! – sont plus touchés que la moyenne par la pauvreté des personnes âgées. La crainte d’une réduction des paiements directs à la suite d’une 13e rente AVS est un argument fallacieux et cousu de fil blanc. En effet, en tant que lobby le plus puissant de la Berne fédérale, l’Union suisse des paysans a toujours réussi jusqu’à présent à empêcher de telles réductions.

Les protestations doivent enfin s’adresser aux profiteurs du système

Cette connivence entre les associations et politiciens «paysans» d’un côté, et les grands groupes de l’autre, n’est pas un phénomène présent uniquement en Suisse, mais s’applique à toute l’Europe. Il n’est donc pas étonnant que la politique agricole influencée par ces milieux soit surtout favorable aux grands groupes et moins aux paysannes et aux paysans. Mais pour canaliser la colère justifiée des agricultrices et agriculteurs face à leur situation économique et en occulter les causes réelles, les associations environnementales, la gauche et Les Vert·e·s sont désignés comme boucs émissaires en raison de leurs exigences de réformes écologiques. Dans le même temps, l’instrumentalisation des manifestations par les partis de droite et l’infiltration des forces d’extrême droite sont acceptées à bon compte. Mais de plus en plus de paysannes et de paysans ne sont plus disposés à se laisser manipuler par les multinationales, comme le montrent les manifestations de la coalition «Wir haben es satt» en Allemagne et du mouvement «Révolte agricole suisse» des paysannes et paysans de Suisse romande. Confrontés aux mêmes problèmes économiques, ils se concentrent sur les véritables causes et s’adressent, à travers leurs manifestations, aux profiteurs de la politique agricole actuelle: les détaillants, les transformateurs et les groupes agroalimentaires qui gravitent autour de l’agriculture et qui, depuis des décennies, engrangent de gros bénéfices sur le dos des paysannes et des paysans. Cet engagement donne l’espoir que le changement est possible et il faut donc soutenir cette protestation.

  • Auteur: Kilian Baumann, paysan bio, conseiller national et président de l’Association des petits paysans

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