« Nous voulons rendre plus fortes les exploitations dans leur travail de pionnier. »

Un projet ambitieux s’est développé dans le canton des Grisons dans le but d’atteindre une agriculture climatiquement neutre. Au total, 52 exploitations agricoles y participent. Les fermes sont accompagnées dans un laboratoire à ciel ouvert par des expert·es issu·es de la formation et de la science. Ce projet phare, financé par le canton, veut apporter sa contribution à la crise climatique avec des solutions concrètes.

Il s’agit tout à la fois de renforcer la résilience climatique des exploitations agricoles, photo: Giorgio Hösli

L’agriculture émet 14,3 % des émissions de gaz à effet de serre en Suisse, ce qui en fait le quatrième secteur le plus émetteur. Elle est en même temps directement concernée par le changement climatique. Ces faits ont conduit à la création du projet d’agriculture climatiquement neutre des Grisons (Klimaneutrale Landwirtschaft Graubünden). Les personnes qui ont initié ce projet envoient ainsi un signal clair : Ils reconnaissent un besoin d’agir urgent et veulent faire partie de la solution. Ce grand projet cantonal doit jouer un rôle de précurseur au niveau national. Pour l’instant se déroule la phase pilote. Après un premier bilan avec les fermes participantes, des mesures individuelles de réduction de gaz à effet de serre et d’utilisation respectueuse des ressources sont élaborées et testées. Il s’agit dans le même temps de renforcer la résilience climatique des exploitations agricoles. Un bilan sera établi en 2025.

Claudio Müller est co-responsable du projet d’agriculture climatiquement neutre des Grisons. Il évoque les mesures et les défis qui vont de pair avec la vision d’une agriculture neutre en termes de bilan climatique sur l’ensemble du territoire grison.

Claudio Müller, comment le terme « climatiquement neutre » est-il défini dans votre projet ?
Cela a vraiment fait l’objet de longues discussions : est-ce qu’on va parler de « respectueux du climat », « positif pour le climat » ou « climatiquement neutre » ? Nous nous sommes mis d’accord sur climatiquement neutre car nous trouvions que cela va bien avec notre vision. Pour l’agriculture, nous voulons aller dans la direction de la neutralité climatique. « Respectueux du climat », par exemple, ne reflétait pas suffisamment l’ampleur du défi au vu de l’urgence de la crise climatique. Il faut une approche bien plus globale, des efforts continus et peut-être également un changement de système. Nous ne voyons pas « climatiquement neutre » comme un terme de marketing pour lequel l’agriculture grisonne imposerait un label, mais bien afin de placer notre vision au centre.

Comment une agriculture neutre sur le plan climatique peut-elle fonctionner avec des animaux ?
Les animaux, et en particulier les ruminants, jouent naturellement un rôle déterminant en raison de l’effet puissant du méthane en tant que gaz à effet de serre. L’agriculture est ainsi souvent clouée au pilori. Les animaux consommant des fourrages grossiers existent depuis des milliers d’années sans avoir provoqué de crise climatique. Il faut considérer la situation de manière différenciée. Le problème actuel réside dans notre consommation de viande trop élevée et croissante dans le monde, entraînant un nombre croissant de ruminants. Tous ne sont pas juste élevés au pâturage. Ils sont nourris avec des produits de cultures qui devraient être utilisés directement et de manière efficace pour l’alimentation humaine, et des forêts tropicales sont défrichées pour produire des aliments pour animaux. Concernant l’alimentation humaine et l’élevage y afférent, nous devons nous demander comment nous pouvons les rendre aussi respectueux du climat que possible. Par exemple en suivant le principe « Feed no Food ». Cela signifie que les animaux ne doivent être nourris qu’avec des aliments qui n’entrent pas en concurrence avec l’alimentation humaine. Le développement de la détention au pâturage et l’adaptation du système de stabulation pour pouvoir séparer le plus rapidement possible les excréments et l’urine, constituent d’autres leviers. Il y a des possibilités d’agir également sur le stockage des engrais de ferme, le choix des races (en cours d’étude) et la durée de vie des animaux.

Avez-vous pu déjà tirer des enseignements du projet, par exemple sur l’efficacité des mesures ?
Nous n’en sommes qu’en début. C’est encore trop tôt pour dire que nous réduisons de tant de pour cent les émissions des gaz à effet de serre avec telle ou telle mesure. La situation est incroyablement complexe pour faire le bilan d’une exploitation. Les fermes ont également besoin de temps : il s’écoule déjà pas mal de temps entre la réflexion sur ce qui convient à l’exploitation et la mise en œuvre. Il est illusoire de croire qu’on pourra réduire les émissions de 50 % après seulement cinq ans. Nous nous trouvons dans une crise climatique qui a 200 ans d’histoire. Après trois ans de projet, nous ne pouvons pas attendre avoir trouvé une solution.

Le projet met-il également l’accent sur la réduction de la combustion de carburants fossiles ?
La cause principale de la crise climatique réside sans aucun doute dans la combustion d’énergies fossiles. Trop de CO2 est rejeté dans l’atmosphère, où il reste pendant des milliers d’années. Chaque kilogramme de CO2 économisé aide à stabiliser le climat. L’effet de serre est particulièrement élevé pour le méthane et le protoxyde d’azote, si bien que seuls 10 % de l’ensemble des gaz à effet de serre proviennent de la combustion de diesel et de mazout de chauffage dans une exploitation agricole moyenne. Nous considérons que les contributions les plus importantes de l’agriculture pour faire face à la crise climatique se situent dans l’élevage, la gestion du sol et l’énergie grise. La diminution des combustibles fossiles à la ferme est logiquement aussi abordée, par exemple en passant à des machines électriques. Il y a des opportunités de décarbonisation également dans la production d’énergies renouvelables. Toitures solaires, installations de biogaz, centrales de chauffage domestique, sont des possibilités pour l’agriculture.

Quels sont les principaux obstacles auxquels le projet a été confronté jusqu’à présent ?
Il est difficile de comprendre la complexité du sujet, et cela représente un défi de faire comprendre que ce ne sont pas que quelques mesures qui permettent d’atteindre le but. Il y a aussi des conflits d’intérêts. Par exemple dans l’élevage, les surfaces polluées induisent des émissions d’ammoniac. Du point de vue climatique, l’idéal serait que tous les animaux soient attachés à l’étable dans un espace le plus petit possible. Cela va à l’encontre d’une stabulation respectueuse des animaux. Il faut résoudre ce conflit en matière d’objectifs, par exemple avec des mesures techniques. Dans notre projet, beaucoup d’acteurs sont impliqués : le secteur agricole des Grisons, la formation et la vulgarisation, l’administration et la science (Agroscope, HAFL, FiBL, ZHAW). C’est un vrai défi de les mettre en réseau et de rechercher un langage commun. En même temps, c’est aussi une formidable opportunité que les agricultrices et agriculteurs et les scientifiques établissent un dialogue et résolvent un problème ensemble et sur pied d’égalité.

Est-ce que l’on compte sur le projet pour résoudre à lui seul la crise climatique ?
Nous avons ressenti une pression de la part de la société et de la politique pour que les pratiques agricoles évoluent. Cela a été un élément déclencheur quand nous avons lancé ce projet. Pour nous, il était clair que nous ne voulions pas attendre que la politique édicte des mesures à l’agriculture. Nous voulons avoir notre mot à dire et chercher des solutions qui fonctionnent. Ce sentiment de « faire partie de la solution » représente une grande motivation, de même que le fait d’être directement concerné. Les agriculteurs et agricultrices se posent la question : « Qu’est-ce qui me rendra résistant à plus long terme ? Est-ce que je dois cultiver d’autres plantes ? Est-ce que je dois gérer le sol différemment ? »

Quel est l’avantage d’une approche qui se limite au niveau cantonal ?
Les processus décisionnels entre nous et l’administration cantonale sont nettement plus courts qu’au niveau fédéral par exemple. Nous avons une structure administrative très légère. Cela nous permet d’aborder de manière ciblée les questions de fond du projet. L’inconvénient au début, c’était de faire rayonner l’approche cantonale au niveau national. Mais c’est en train de changer. Aujourd’hui, nous ne sommes plus les seuls à faire de tels efforts au niveau cantonal et il s’agit de se mettre en réseau. Tous n’ont pas besoin de partir de zéro.

Les mesures applicables sont nombreuses. Quelle mesure est la plus populaire ?
De nombreuses exploitations s’intéressent au domaine du sol. Il s’agit avant tout de constituer de l’humus et de stocker du carbone. Les paysannes et paysans remarquent qu’un sol riche en humus et vivant est plus résilient et peut mieux stocker l’eau. La sécheresse préoccupe de nombreuses exploitations. Ensuite, il y a beaucoup de projets autour des thématiques engrais de ferme, traitement et compostage.

Quelles sont les mesures particulièrement innovatrices ?
Le compostage est déjà une science en soi. L’une des exploitations que j’accompagne personnellement se trouve en Engadine à 1800 m d’altitude. L’agriculteur y bricole un conteneur à compost entièrement automatisé. À cette altitude, le compostage est difficile car la saison hivernale est longue. Les processus biologiques se déroulent beaucoup plus lentement en raison des basses températures. Le conteneur à compost devrait désormais atteindre la température nécessaire pour que l’exploitation produise du compost même en hiver. Au printemps, lorsque la période de végétation commence, l’agriculteur dispose d’un engrais prêt à l’emploi et peut l’épandre sur la prairie juste au moment où les plantes en ont besoin. Ainsi le couvert végétal s’améliore, de même que la teneur en humus du sol. L’approche combine plusieurs avantages : dans un système fermé, les émissions polluantes sont interceptées, les pertes d’éléments fertilisants et les effets négatifs sont réduits. L’installation est alimentée par énergie solaire. Sur une autre ferme, une haie fourragère est testée pour les chèvres. Cela va montrer dans quelle mesure il est possible d’associer des effets positifs sur le climat et la gestion de l’eau, la minimisation des émissions de méthane et une source de nourriture réduisant les parasites. C’est l’objectif que nous voulons atteindre dans la phase actuelle du projet : rendre plus fortes les exploitations dans leur travail de pionnier. En unissant nos forces, nous pouvons chercher de nouvelles approches de manière innovatrice.

Le projet atteint maintenant la moitié de sa phase pilote. Comment les mesures seront-elles mises en œuvre sur l’ensemble de l’agriculture grisonne ?
Nous travaillons pour le moment avec 52 exploitations agricoles. Il y a en a près de 2000 dans le canton. Le déploiement sera un énorme défi. Nous pensons que la tâche principale de l’agriculture est de produire des denrées alimentaires : saines et en suffisance, sans pour autant dépasser les limites planétaires. C’est là que la protection du climat entre en jeu. L’agriculture ne peut pas agir toute seule, l’engagement des consommateurs et consommatrices est également nécessaire. Durant la phase d’expansion, il ne s’agira pas essentiellement de ne convertir que les 2000 exploitations à la neutralité climatique. Tous les secteurs en aval seront également inclus : commerce, transformation, restauration, ainsi que les consommatrices et consommateurs. La communication et les plateformes de rencontre joueront alors un rôle important. Une agriculture climatiquement neutre doit en outre être indemnisée et être économiquement rentable. Juste pour des raisons d’idéal, seule une poignée d’exploitations pratiqueraient une agriculture respectueuse du climat. Nous devons donc chercher des partenaires dans les secteurs en aval. Et il faut aussi certaines adaptations du cadre légal et des incitations ou du système de soutien que nous souhaitons élaborer avec le canton.

Cet article est paru dans le numéro 2/2023 d’Agricultura. Auteure : Livia Aebi

Et en Suisse romande, qu’en est-il de l’agriculture et du climat? Certains cantons n’attendent pas que la Confédération s’engage pour une meilleure protection du climat. Ils prennent des mesures et mettent en place des soutiens, même s’ils ne sont pas aussi importants que dans le canton des Grisons.

VAUD
Plan climat vaudois – 1ère génération (2020)
Il s’agit de favoriser une agriculture durable et résiliente, notamment basée sur la séquestration de carbone organique dans les sols et la préservation de leur fertilité à long terme avec 3 mesures accompagnées d’indicateurs de suivi et de la description des co-bénéfices.

FRIBOURG
Plan climat cantonal : Stratégie et plan de mesures 2021-2026 (pp.82-85)
Le canton vise à réduire l’impact climatique de l’agriculture et de la consommation alimentaire au travers de 9 mesures avec un budget de 1’960’000 pour 6 ans.

GENÈVE
Après avoir décrété l’urgence climatique en décembre 2019, le Conseil d’État du canton de Genève a décidé de renforcer les objectifs climatiques cantonaux. La stratégie climatique a ainsi été révisée dans le cadre du plan climat cantonal 2030 – 2ème génération.
Les mesures liées à l’agriculture font partie de l’axe espaces naturels/biodiversité avec a promotion de l’agriculture de conservation. Cela passe par la lutte contre les ravageurs, la gestion des besoins d’irrigation du secteur agricole et la séquestration du carbone grâce à la généralisation de l’agriculture de conservation des sols.

NEUCHÂTEL
Plan climat cantonal 2022-2027 (pp.32-33)
Le Plan climat du canton de Neuchâtel introduit un objectif spécifique au secteur de l’agriculture : la réduction à l’horizon 2050 de -40% d’émissions de GES. Cet objectif couvre ainsi les consommations énergétiques de la production agricole neuchâteloise, mais aussi la gestion des animaux de rente et des sols neuchâtelois. Les objectifs sont de réduire les émissions dues à la production agricole neuchâteloise et renforcer le réflexe local et de saison auprès de la population neuchâtelois, à travers 6 mesures et avec un budget de 1’580’000 pour 6 ans.

VALAIS
Le Plan climat, prévu par le projet de Loi valaisanne sur le climat , constitue la stratégie climatique du canton. Il définit les mesures phares permettant au canton du Valais de tendre vers la neutralité carbone. Il présente 80 mesures phares pour la période 2024–26 qui se répartissent dans sept domaines d’actions stratégiques.

 

Actualités et articles sur ce thème

Sessions de coaching avec des pionnier·ères

Le réseau Agroecology Works! a lancé un projet pilote. Lors de sessions de coaching pour les domaines agricoles, des pionnier·ères de l’agroécologie transmettent leurs connaissances 1:1 aux exploitations intéressées, de…

OUI à l’Initiative biodiversité

Le recul de la biodiversité est considérable et menace à long terme la production agricole en Suisse. Pour enrayer la perte de biodiversité et renforcer durablement notre sécurité d’approvisionnement, nous…

Le commerce équitable repensé

Où va l’argent que nous dépensons pour les denrées alimentaires? Et quels acteurs reçoivent quelle part du gâteau? Si tout se passe comme d’habitude, c’est souvent le pouvoir de marché…